Histoire de la gamme occidentale : de Pythagore à aujourd'hui

I. La gamme de Pythagore : les longueurs de cordes

 

    La gamme en musique correspond à la palette en peinture, à la différence près qu'elle ne contient qu'un nombre fini de notes de musique et non une infinité de teintes. Le compositeur utilisera ces notes pour créer un morceau de musique comme le peintre utilise différentes couleurs pour peindre un tableau.

 

    Notre gamme est très proche de celle qui existait dans l'Antiquité. Au Vème siècle av. J.-C., Pythagore fut le premier à en construire une en s'appuyant sur les mathématiques. Il étudia la hauteur des sons produits par des cordes de tailles différentes, ainsi que les accords consonants (groupe de plusieurs notes qui sont agréables à entendre lorsqu'elles sont jouées ensemble). Il utilisa pour cela un monocorde (instrument à une seule corde) car sur cet instrument on peut modifier facilement la longueur de la corde vibrante grâce à un chevalet mobile.

    L'accord le plus consonant était composé des sons produits par une corde de longueur L et une corde de longueur 1/2 L. Pythagore ne pouvait pas mesurer les fréquences, mais on sait aujourd'hui que si la longueur d'une corde diminue de moitié, alors la fréquence du son qu'elle produit double. La note obtenue est à l'octave de la note de départ. L'octave est l'intervalle le plus consonant et les deux notes se ressemblent tant qu'elles reçoivent le même nom (do dans l'exemple ci-dessous).

 

    Un deuxième intervalle remarquable est la quinte (do-sol dans l'exemple suivant), obtenue en faisant vibrer la corde sur les 2/3 de sa longueur initiale. On a vu avec l'octave que la fréquence d'un son variait en sens inverse de la longueur de la corde. Si la note de départ a une fréquence f, alors la fréquence de sa quinte sera égale à (3/2)f car la longueur de la corde est (2/3) L.

 

    Pythagore utilisa l'octave comme limite de sa gamme, c'est-à-dire que toutes les notes sélectionnées sont comprises entre deux notes distantes d'une octave. Il lui fallut ensuite choisir les notes qui composeraient son échelle. Pour cela, il se servit de la quinte et construisit le cycle des quintes.

 

Construction :

  • Prendre une note de départ et l'augmenter d'une quinte.

  • Faire de même avec la note obtenue jusqu'à obtenir une note hors de l'octave de base.

  • Descendre cette note d'autant d'octaves que nécessaire pour revenir dans l'octave de base. Cela revient à multiplier la longueur de la corde par 2 (ou la fréquence par 1/2).

  • Continuer à monter par quintes et à descendre par octaves jusqu'à revenir à une note identique à celle de départ.

Pythagore découvrit ainsi qu'en montant de 12 quintes et en descendant de 7 octaves, on retombait sur la note de départ.

 

 

 

    On voit sur ce schéma les différentes notes obtenues successivement par le cycle des quintes en partant de do. Les flèches bleues indiquent que l'on monte d'une quinte, et les flèches vertes que l'on descend d'une octave pour revenir entre les deux notes désignées comme bornes. Cette octave de référence est représentée par une bande bleue.

 

source de l'image: wikimedia

    Les deux dernière notes portent deux noms différents car un mi équivaut à un fa et un si à un do. On retombe ainsi sur la note de départ à la douzième quinte (ou au septième changement d'octave) et le cycle est complet. Cependant, nous verrons plus loin que ce n'est pas tout à fait le cas. Les équivalences mi-fa et si-do ne sont pas parfaitement exactes, ce qui explique l'existence de noms différents.

 

 

    Les notes de la gamme s'expriment par un rapport appliqué à la fréquence de la note de base. Ce rapport peut s'écrire sous la forme 23y. Cette notation montre bien que la gamme pythagoricienne est basée sur la quinte (3/2) et l'octave (2).

 

Tableau des rapports de la gamme de Pythagore

Intervalles

Notes

Rapports (sous la forme 23)

Rapports

Exemple :

On choisit un do de base de fréquence 264 Hz.

 

Fréquence du ré :

2-3 32 264

(9/8) x 264

= 297

Unisson

Do

230

1

Seconde = 1 ton

2-3 32

9/8

Tierce majeure

Mi

2-6 34

81/64

Quarte juste

Fa

23-1

4/3

Quinte juste

Sol

2-1 31

3/2

Sixte majeure

La

2-4 33

27/16

Septième majeure

Si

2-7 35

243/128

Octave

Do

230

2

Les exposants négatifs signifient qu'on est descendu d'une octave (2-1 = 1/2). Pour la quarte (do-fa), on est descendu d'une quinte et monté d'une octave : (3/2)-1 x (1/2)-= 231 = 4/3. En effet, le rapport obtenu en montant jusqu'au mi (équivalant au fa) était composé de nombres trop grands pour être utilisables par Pythagore (il pensait que pour qu'un accord soit consonant, les rapports des notes devaient être les plus simples possibles). Puisqu'un cycle fonctionne dans les deux sens, il est tout à fait possible de descendre d'une quinte à partir du do pour arriver au fa et de l'augmenter d'une octave afin d'obtenir la quarte dans l'octave de la gamme.

 

 

 

En réalité, si on monte de 12 quintes, puis qu'on redescend de 7 octaves, on n'obtiendra pas tout à fait la note initiale. Par exemple, prenons un do de fréquence f0 = 1 comme note de départ.

  • Augmenter ce do de 12 quintes revient à multiplier 12 fois sa fréquence par 3/2. On a : ff(3/2)12 ≈ 129,746.

  • En augmentant ce même do de 7 octaves, on trouve : f1 = 27 = 128, qui est inférieur à 129,746.

On obtient donc deux notes différentes selon qu'on monte par quintes ou par octaves.

    En fait, cette différence est visible lorsqu'on applique la théorie de notre solfège actuel : en montant par octaves on trouve invariablement un do, mais en montant de 12 quintes on obtient un si, plus haut que le do.                 

    L'intervalle entre ces deux notes (do-si) est appelé comma pythagoricien (en jaune sur le schéma ci-contre) et vaut : (3/2)12 ÷ 27 ≈ 1,014 (on monte de 12 quintes et on descend de 7 octaves). Il correspond à la différence entre la dernière note du cycle des quintes de Pythagore (si) et la première (do).

    Il est impossible d'obtenir la fréquence de départ avec le cycle des quintes. En effet, il faudrait avoir (3/2)f 2y f   soit   3x = 2, or un nombre impair ne sera jamais égal à un nombre pair. Pour fermer le cycle des quintes – qui pour l'instant n'en est pas un – il faut "raccourcir" la dernière quinte (mi♯- si♯) d'un comma pythagoricien, afin que la dernière note du cycle (si) coïncide avec la première (do). La quinte ainsi déformée, appelée quinte du loup (en rouge), sonne faux, et était donc évitée par les musiciens. Elle vaut (3/2) x (1/ comma pythagoricien) ≈ 1,47981 (on descend d'un comma pythagoricien).

source de l'image: wikimedia

   Un autre défaut de la gamme de Pythagore est que la tierce majeure (do-mi) ne sonne pas juste.

 

Ainsi, malgré une méthode de construction astucieuse, la gamme de Pythagore comporte quelques intervalles faux.

 

Il faut noter que les notes de musiques ne reçurent leurs appellations actuelles qu'à la fin du Xème siècle, par Guido d'Arezzo (moine Italien). Auparavant, on utilisait les lettres de l'alphabet. Cette notation est d'ailleurs encore en vigueur en Allemagne et dans les pays anglo-saxons.

 

 

 

II. La gamme naturelle de Zarlino : les harmoniques

 

    Au XVIème siècle, le compositeur italien Gioseffo Zarlino (1517-1590) tenta de construire une meilleure gamme que celle de Pythagore. Pour cela, il se basa sur l'accord parfait majeur (do-mi-sol), très consonant, composé de la tonique (do), de la tierce majeure (do-mi) et de la quinte juste (do-sol). Comme la tierce de la gamme pythagoricienne ne sonnait pas tout à fait juste, il fallait corriger son rapport. Pour définir les rapports correspondant aux différentes notes, Zarlino utilisa les premiers harmoniques d'un son.

    Lorsqu'un instrument joue une note, on n'entend qu'un seul son. Mais en réalité, plusieurs se superposent et s'additionnent : ce sont les harmoniques d'un son. Les premiers sont audibles sur certains instruments si on y fait attention. La fréquence principale, celle que l'on entend, correspond à la note fondamentale et est le premier harmonique. Les fréquences des harmoniques suivants ont la particularité d'être des multiples entiers de la fréquence f de la fondamentale. Ainsi, le deuxième harmonique a pour fréquence 2f, le troisième 3f etc. Se baser sur les harmoniques permet d'obtenir de façon certaine des intervalles consonants, puisque ces sons sont déjà naturellement en accord avec la fondamentale.

 

 

 

Harmoniques de do (les numéros représentent les octaves : 1=1ère octave, 2=2ème octave…) :

On peut voir que, comme dans la suite harmonique (1 ; 1/2 ; 1/3 ; 1/4…), l'écart entre deux notes successives diminue de plus en plus au fur et à mesure qu'on avance. Cela vient du fait que la série des fréquences des harmoniques est : 1 ; 2 ; 3 ; 4… La période (T en s) étant l'inverse de la fréquence, la suites des périodes correspondant aux harmoniques est : 1 ; 1/2 ; 1/3 ; 1/4… On reconnaît la série harmonique.

 

On remarque que les premiers harmoniques correspondent à l'octave (do), à la quinte (sol) puis à la tierce (mi).

 

 

  • Chaque fois que l'on multiplie la fréquence d'une note par 2, on l'augmente d'une octave. On retrouve donc un do aux 21=2ème, 22=4ème, 23=8ème… 2n-ième harmoniques de do. 2 est donc toujours le rapport correspondant à l'octave. 

     

  • L'intervalle entre le deuxième harmonique de do (do) de fréquence 2f, et le troisième (sol) de fréquence 3f correspond à une quinte. Le rapport de fréquences obtenu pour la quinte est donc 3/2, comme dans la gamme de Pythagore.

     

  • Pour obtenir une tierce, Zarlino utilise l'intervalle entre le quatrième (do) et le cinquième harmonique (mi). Il obtient le rapport 5/4, plus simple que celui de la tierce pythagoricienne (81/64).

     

  • Pour la quarte, il a utilisé l'intervalle entre le troisième (sol) et le quatrième harmonique (do). En effet, l'intervalle sol-do (à ne pas confondre avec do-sol) est une quarte, au même titre que l'intervalle do-fa. On a donc bien le rapport 4/3 pour la quarte, comme dans la gamme pythagoricienne. On peut aussi voir qu'un intervalle d'une quinte plus une quarte vaut une octave. Effectivement, d'un point de vue "mathématique" on a : (3/2) x (4/3) = 2.

     

  • En ce qui concerne la seconde, la sixte et la septième, Zarlino s'est servi des intervalles déjà connus pour en construire de nouveaux. Ainsi, il obtient le  de la même façon que Pythagore, en augmentant le do de 2 quintes. La sixte, quant à elle, est composée d'une quarte et d'une tierce. On a donc : sixte = (4/3) x (5/4) = 5/3. Enfin, la septième correspond à la quinte de la tierce et vaut : (3/2) x (5/4) = 15/8.

 

    Comme dans la gamme de Pythagore, les notes de la gamme de Zarlino peuvent s'écrire sous la forme d'un produit de puissances : 235z (5/4 = 5/22 correspond à la tierce).

 

Tableau des rapports de la gamme de Zarlino (en comparaison avec ceux de Pythagore)

 

Intervalles

Notes

Rapports

(sous la forme 235z)

Rapports

Rapports de

Pythagore

Unisson

Do

2350

1

1

Seconde = 1 ton

2-3 350

9/8

9/8

Tierce majeure

Mi

2-2 351

5/4

81/64

Quarte juste

Fa

23-1 50

4/3

4/3

Quinte juste

Sol

2-1 350

3/2

3/2

Sixte majeure

La

23-1 51

5/3

27/16

Septième majeure

Si

2-3 351

15/8

243/128

Octave

Do

2350

2

2

 

    La gamme de Zarlino étant basée sur les harmoniques qu'un son génère naturellement, et donc sur la résonance naturelle des corps, elle est nommée gamme naturelle.

    Malgré tout, cette gamme possède un défaut : elle ne permet pas la plupart des transpositions (cf 3-TRANSPOSITION) à cause des différents rapports existant entre deux notes successives.

    On observe trois rapports différents : 9/8 et 10/9, qui sont les plus grands et les plus proches, et 16/15 qui est beaucoup plus petit. Les deux premiers rapports se nomment respectivement ton majeur et ton mineur  ; ils sont propres à la gamme de Zarlino. Le plus petit rapport se nomme demi-ton diatonique ; cet intervalle est toujours présent dans la gamme actuelle mais son rapport a changé. Les différents tons existants empêchent la modulation et la transposition. Par exemple, si on transpose à la quinte, l'intervalle do- deviendra sol-la. Mais, si le premier intervalle est un ton majeur, le deuxième est un ton mineur : ce n'est plus le même, on ne peut donc pas transposer à la quinte. Cet inconvénient se retrouve pour quasiment toutes les transpositions.

 

 

 

 

III. La gamme tempérée : la moyenne géométrique

 

    Le problème de la transposition existe depuis longtemps, mais il est devenu plus important à partir du XVIème siècle, avec l'apparition et la multiplication des instruments à clavier (clavecin, orgue, piano...). Ces instruments ne peuvent produire que les notes déjà fixées (une note par touche), contrairement aux violons, qui ne possèdent pas de frettes (repères sur le manche, par exemple d'une guitare) et peuvent donc créer une infinité de notes (toujours à l'intérieur de leur tessiture, évidemment). Ils ne peuvent donc pas adapter facilement la hauteur des notes en fonction du morceau. De plus, les compositeurs occidentaux jouent de plus en plus avec les différentes tonalités à l'intérieur de leurs œuvres (ils transposent, en quelque sorte, des parties de leurs œuvres pour des raisons artistiques).

    La musique occidentale s'est donc trouvée face à un dilemme :

  • Jouer des mélodies parfaitement justes, mais seulement dans quelques tonalités ;

  • Jouer dans toutes les tonalités, mais en ayant faussé certains intervalles (toutefois pas assez pour que cela soit vraiment gênant).

 

    La deuxième possibilité a été retenue. De nombreux scientifiques et musiciens, comme Leibniz, Euler ou Kepler, ont donc essayé de tempérer la gamme : ils ont cherché un compromis – ou tempérament  en modifiant les rapports correspondant à certaines notes. Cette solution devait respecter trois grandes conditions :

  • permettre les modulations et transpositions dans toutes les tonalités

  • construire des instruments de musique pas trop compliqués et jouables (par exemple, on avait essayé de fabriquer des claviers à touches multiples ou très nombreuses pour adapter la hauteur d'une note en fonction de la tonalité, mais ils sont compliqués voire impossible à jouer – et à construire)

  • préserver au maximum la justesse des intervalles, les intervalles les plus consonants étant prioritaires.

 

    Les tempéraments se multiplient du XVIème au XVIIIème siècle, mais ne sont bien sûr que des approximations, puisque l'on modifie à chaque fois les rapports de certaines notes. Il est de toute façon impossible de construire une gamme parfaite car il est impossible faire un cycle et de retomber sur une note déjà obtenue (souvenez-vous : on se décale d'un comma à chaque "tour"...).

 

    Finalement est apparu le tempérament égal, probablement inventé par Andreas Werckmeister (théoricien de la musique allemand) en 1687. C'est une solution toute mathématique : l'octave est tout simplement divisée en douze demi-tons égaux. Donc, si un demi-ton vaut x, une octave vaut x12. Ainsi, 1 demi-ton est égal à √2 = 21/2 ≈ 1,05946… On a calculé une moyenne géométrique. Ce tempérament "répartit" le comma sur tous les intervalles. Ainsi, tous les intervalles sont légèrement faux, mais pas trop. Dans cette gamme, contrairement aux autres, le ton est divisé en deux demi-tons égaux. Cette régularité des intervalles rend possible toutes les transpositions.

    Cette gamme, contrairement à celles de Pythagore et de Zarlino, est entièrement donnée par les mathématiques et non par des raisons artistiques. La valeur obtenue pour un demi-ton est d'ailleurs un nombre irréel. Cela explique pourquoi ce tempérament ne s'est pas imposé tout de suite. Ce n'est qu'aujourd'hui qu'il est utilisé pour la gamme occidentale. Il est certain que si un musicien de la Renaissance écoutait un concert à notre époque, il serait choqué par la fausseté de nos intervalles ! Ne connaissant pas d'autres gammes, nous ne nous en rendons pas compte.

 

Tableau récapitulatif des rapports (en écriture décimale, arrondis au millième près) correspondant à chaque note des trois gammes étudiées

 

    Quand Jean de Garlande (musicien du XIIIème siècle) disait que "la musique est la science du nombre rapportée aux sons", il ne se trompait pas puisque depuis Pythagore jusqu'à aujourd'hui, la construction de la gamme occidentale s'est toujours appuyée sur des calculs mathématiques. Pourtant, cela n'a jamais empêché la musique d'être un art à part entière.